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La communauté Sourde aux prises avec une importante pénurie d’interprètes – Est Média Montréal

Alors que les demandes ne cessent de croître de la part des personnes sourdes dans l’ensemble du Québec pour des services d’interprétation, le nombre d’interprètes professionnels, lui, ne semble pas suivre la cadence. Cette situation qui perdure depuis plusieurs années atteint maintenant un seuil critique selon les principales associations nationales qui représentent les personnes sourdes et malentendantes. Soulignons que d’après l’Association des Sourds du Canada, il y aurait au pays environ 357 000 personnes sourdes et 3 210 000 malentendants, donc plus ou moins 1/10 de la population serait touché par un problème de surdité, qu’il soit léger ou majeur.

Les personnes sourdes peuvent faire appel aux interprètes (généralement en langue des signes du Québec – LSQ) dans plusieurs circonstances, notamment dans le cadre scolaire, lors de visites médicales, pour des services juridiques, en milieu de travail, ou tout simplement lors d’activités culturelles, sportives ou de loisirs. Le coût de ces services est la plupart du temps défrayé par le gouvernement québécois via différents organismes tels les CISSS, le réseau de l’éducation (commissions scolaires, cégeps, universités), ou des OBNL subventionnés.

Beaucoup de demandes, peu d’interprètes

« En 2017-2018, le SIVET a été dans l’impossibilité de donner suite à 9,4 % des demandes de services à cause d’un manque d’interprètes, c’est l’équivalent de quelque 900 demandes non répondues », affirme Suzanne Laforest, directrice générale du Service d’Interprétation Visuelle et Tactile (SIVET), organisme mandaté pour offrir les services d’interprétation pour personnes sourdes et malentendantes dans la grande région de Montréal. Les demandes que le SIVET reçoit pour le secteur du sociocommunautaire, qui inclut pour l’organisme les services de santé, les services sociaux, les interventions en milieu de travail, notamment, seraient actuellement supérieures de 30 % à 50 % à la capacité de l’organisme qui compte 22 interprètes à plein temps. Pour réussir à diminuer la pression, le SIVET doit faire appel à des interprètes qui acceptent de travailler sur appel (temporaires ou pigistes) et d’offrir des heures supplémentaires, mais c’est un casse-tête pour l’administration qui commence à être lourd à porter puisque cette situation se perpétue depuis quelques années. « Selon nos prévisions, nous devrions engager le double d’interprètes à plein temps en 2022 pour répondre aux besoins, mais ce sera très difficile d’y arriver compte tenu du peu d’interprètes qui sont formés annuellement », ajoute Mme Laforest.

Suzanne Laforest, directrice générale du SIVET. (Photo fournie par l’organisme).

L’arrivée du service de relais vidéo (SRV) en 2016 au Québec et partout au Canada français, qui permet aux francophones de communiquer 24h sur 24, sept jours par semaine par l’entremise d’un interprète sur plateforme vidéo Internet (initiative provenant du CRTC qui a octroyé le mandat à l’Administrateur Canadien du Service de relais vidéo, dont le SIVET est un des fournisseurs), a eu un effet boomerang démontrant clairement la pénurie d’interprètes au Québec. L’accessibilité facile au service a fait évidemment exploser les demandes, mais le manque de ressources professionnelles est venu mettre un peu de sable dans l’engrenage. Si la mise sur pied du SRV fait avancer le niveau de services offerts aux personnes sourdes, les interprètes qui y sont affectés ne sont pas disponibles pour faire de l’accompagnement sur le terrain.

« Plusieurs membres nous ont dit avoir constaté une pénurie grandissante d’interprètes depuis quelques années, particulièrement depuis l’arrivée du SRV. Et les conséquences peuvent être très importantes, soutient Marie-Andrée Gilbert, directrice générale du Réseau québécois pour l’inclusion sociale des personnes sourdes et malentendantes (ReQIS). « Imaginez une personne sourde qui n’est pas accompagnée chez le médecin et qui a de la difficulté à comprendre un diagnostic, ou encore quelqu’un qui débute un emploi mais qui n’a pas de service d’interprète lors de sa formation. Ce genre de situation arrive malheureusement et ça va se poursuivre tant que nous ne formerons pas d’interprètes en nombre suffisant au Québec », ajoute-t-elle.

Des conditions de travail qui s’améliorent

Le métier d’interprète est beaucoup plus « stable » aujourd’hui qu’il y a à peine trois ou quatre ans nous dit Geneviève Bujold, présidente de l’AQILS, l’Association québécoise des interprètes en langues des signes. « La demande est plus forte et la pénurie a certainement incité les employeurs à vouloir assurer une certaine rétention de leurs effectifs », dit-elle. Pour ce faire, les employeurs, qui sont concentrés surtout dans le secteur institutionnel (éducation, santé) ou qui font partie du réseau des Services régionaux d’interprétation (SRI, comme le SIVET par exemple), ont dû particulièrement offrir de meilleurs horaires aux interprètes. « C’est un peu le nerf de la guerre pour les interprètes qui sont souvent payés à l’heure de prestation, alors qu’un 25-30 heures équivaut pour eux à facilement plus de 40 heures semaine si on tient compte de la préparation, des transports et des temps de repos nécessaires à notre métier qui est très physique et qui demande beaucoup de concentration », explique Mme Bujold. Cette dernière ajoute toutefois que parmi la centaine de membres qui font parti de l’AQILS, soit environ 50 % des interprètes professionnels au Québec, plusieurs feraient encore du temps supplémentaire, étant régulièrement sollicités le soir et les week-ends.

Le métier d’interprète est donc souvent un métier qui se pratique, toujours aujourd’hui, selon un horaire irrégulier. Il y a évidement toutes sortes d’événements et de situations qui exigent la présence d’interprètes en dehors du « 9 à 5 » , le service 24h sur 24 offert par le SRV en est un exemple concret. « C’est effectivement une raison qui peut décourager bien des candidats. Le cas d’interprètes qui ont abandonné le métier pour l’instabilité des horaires est toujours un phénomène caractéristique dans notre domaine d’activité », affirme la présidente de l’AQILS.

Pour la directrice générale du SIVET, l’arrivée du SRV a justement permis de créer des horaires plus stables et mieux garnis pour plusieurs interprètes qui pouvaient vivre de l’insécurité professionnelle. « En intégrant le SRV à l’offre de services du SIVET, donc la possibilité de varier sa tâche entre l’interprétation en présence et l’interprétation par relais vidéo, cela a donné la chance à des interprètes de faire des semaines d’environ 40 heures au lieu d’un horaire de 25 heures comme on en voit beaucoup dans notre domaine. C’est donc un plus, mais d’un autre côté, nous sommes toujours en pénurie et c’est le manque de ressources qui cause problème, pas le nombre d’heures disponibles », dit-elle.

Le salaire d’un interprète varie de 20 $ à 31 $ l’heure environ, du moins selon l’échelle dans le réseau scolaire. Il s’agit de conditions salariales qui s’apparentent à celles des techniciens. Il existe deux formations reconnues généralement par les employeurs, soit le programme collégial (Communication et études sourdes – une AEC offerte au Cégep du Vieux-Montréal) et le programme universitaire offert par l’UQAM, soit la majeure en interprétation français-langue des signes québécoise, une nouveauté cette année (ultérieurement il s’agissait d’une mineure). Les interprètes les plus recherchés sont ceux qui ont suivi les deux formations. « Avec la majeure de l’UQAM, nous espérons que le métier d’interprète soit en voie d’être considéré comme un poste de professionnel, et non de technicien », affirme Geneviève Bujold. Une dizaine de finissants dans ce programme sortent de l’université chaque année, beaucoup trop peu selon Suzanne Laforest du SIVET.

« L’urgence ne doit pas niveler la qualité de services par le bas »

Selon la directrice générale de l’AQILS, le manque d’interprètes aurait notamment comme conséquence l’embauche de gens moins bien formés par certaines organisations, ce qui pourrait nuire à la qualité de services offerts aux personnes sourdes. « Nous ne sommes pas dans un métier réglementé, et nous n’avons pas d’ordre professionnel reconnu. Donc les critères d’embauche peuvent varier d’une organisation à l’autre et évidemment, en période de pénurie de main-d’œuvre, cela peut être tentant pour certaines de diminuer leurs exigences. Il y a un danger ici, car un interprète qui manque d’expérience et de formation risque de communiquer à son client une information qui n’est pas complète ou même erronée. Imaginez le cas d’un tel interprète lors d’une cause judiciaire par exemple ou encore dans le cadre d’un examen médical. On entend depuis un certain temps dans le milieu que la qualité d’interprétation cause régulièrement des irritants, et la plupart du temps c’est qu’il s’agit d’interprètes peu expérimentés ou peu formés », explique Mme Bujold.

Un autre phénomène viendrait réduire la disponibilité d’interprètes séniors sur le marché selon Geneviève Bujold. La majorité des SRI auraient des clauses de non-concurrence avec leurs interprètes qui ne pourraient donc travailler pour certains clients à leur propre compte, à titre de travailleur autonome. « Il existe plusieurs interprètes professionnels qui sont à leur compte, souvent ce sont des interprètes de haut niveau. Ils pourraient offrir un peu de temps à des SRI comme le SIVET ou encore quelques heures pour le service SRV, mais à cause des clauses de non-concurrence, les SRI préfèrent plus souvent qu’autrement se passer de cette disponibilité potentielle. C’est dommage car c’est une piste de solution qui pourrait s’avérer intéressante pour toutes les parties prenantes », dit-elle.

Pistes de solution

Selon tous les intervenants contactés par Est Média Montréal, deux actions seraient à privilégier afin d’accentuer la formation de nouveaux interprètes et en augmenter le nombre de façon pérenne. La première : faire reconnaitre officiellement par les gouvernements fédéral et provincial la LSQ afin qu’elle soit perçue comme un droit pour les personnes sourdes à l’accessibilité communicationnelle. « Il y a le projet de loi C-81 à l’étude en ce moment à Ottawa qui vise à régler en bonne partie ce problème. Nous espérons que la loi soit adoptée avant le déclenchement des élections car elle est très importante pour notre communauté, et probablement que les fonds seront plus généreux pour promouvoir la formation d’interprètes », affirme Suzanne Laforest. Mme Bujold ajoute que cette reconnaissance officielle viendrait aussi probablement assurer plus de services pour les personnes sourdes : « À titre d’exemple, nous pourrions voir beaucoup plus d’interprètes à la télé lors de conférences de presse, ce qui est encore rare au Canada mais très courant dans plusieurs pays. »

« Même si la Charte des droits et libertés de la personne mentionne l’obligation d’accommodement raisonnable pour les personnes à capacités réduites, comme les personnes sourdes, et que ces dernières doivent avoir accès en toute égalité aux services et aux documents offerts au public, en réalité leur accessibilité est loin d’être toujours comblée actuellement », renchérit Mme Laforest.

La seconde action à faire rapidement serait de promouvoir le métier d’interprète auprès de la population en général. Quoique le SIVET tente de faire rayonner cette opportunité auprès des jeunes en milieu scolaire et de sensibiliser les conseillers en orientation, les moyens financiers pour ce faire sont minimes. « Il n’y a malheureusement pas de réelle offensive qui a été faite ou qui est prévue pour valoriser ce métier à une grande échelle parce qu’aucune organisation n’a les fonds pour produire une campagne. C’est un projet vraiment important qui demanderait l’implication financière de Québec, en collaboration avec les parties prenantes comme le Cégep du Vieux-Montréal, l’UQAM et la communauté sourde », soutient Mme Laforest.

Le SIVET développe également en ce moment un nouveau service nommé « Interprétation vidéo à distance », qui devrait être offert d’ici quelques semaines. Ce service permettrait à des usagers d’avoir accès à un interprète en direct via une technologie vidéo sur le Web, mais différente du SRV, ce qui permettrait d’économiser le temps de déplacement des interprètes. « Cela nous permettra, lorsque possible bien sûr, de diminuer le taux de demandes non répondues à cause d’un manque d’interprètes. Nous mettons beaucoup d’espoir dans cette technologie », affirme la directrice générale du SIVET. L’organisme, qui a récemment élaboré un plan de communication à l’aide d’une firme externe, est également en train de concevoir un tout nouveau site Web qui mettra en évidence les avantages du travail d’interprète et son importance pour la qualité de vie des personnes sourdes. « Après avoir récemment négocié une toute nouvelle convention collective et amélioré les conditions de travail de nos interprètes, nous allons maintenant mettre en place une vraie stratégie de marque employeur pour rendre le métier plus attractif. On doit faire le maximum pour stimuler le recrutement et c’est ce que nous faisons du mieux possible, avec les ressources dont nous disposons », conclut Suzanne Laforest.

Source : Est Média Montréal